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La Chapelle de Jeanne

 

 

 

     Depuis plusieurs kilomètres, Estelle gravissait lentement la petite route tracée en lacets dans la forêt. Le soleil brûlant de ce mois d’août écrasait la nature morvandelle, malgré le filtre des épais feuillages.

     Sportive, elle acceptait d’autant plus la difficulté qu’elle en valait la peine. Son cousin avait visité l’endroit et il lui en avait parlé avec tant d’enthousiasme et de passion qu’elle s’était promis de s’y rendre, dès que l’occasion s’en présenterait.

     Au fond de son studio du quartier de l’Étoile, bercée par le bruit de fond continuel de la circulation, elle avait consulté Internet afin de découvrir cette région que la plupart des sites lui promettaient pauvre et vallonnée, peuplée de gens aussi durs que leur climat. On y citait d’ailleurs un vieux proverbe qui proclamait : « Du Morvan, ne vient ni bon vent, ni bonnes gens ! ». Elle avait aussi découvert le rôle des nourrices morvandelles que la pauvreté poussait à Paris. Après avoir confié leur propre progéniture à leur proche famille, elles y allaient allaiter le bébé d’une dame ne voulant pas s’en donner la peine ou n’ayant pas de lait. Le bébé morvandiau, privé de sa mère, n’avait plus qu’à grandir au lait de vache ou de chèvre du mieux qu’il pourrait. Cette dernière évocation tempérait sérieusement le proverbe et Estelle trouvait superbes ces femmes héroïques qui souriaient sur de vieilles photographies jaunies, aux côtés de mères reconnaissantes et de nourrissons grassouillets.

     À cette heure, la marche commençait sérieusement à épuiser Estelle. Par fierté, elle mettait son état sur le compte du sac à dos contenant victuailles, ustensiles et tente, râlant sur l’erreur de jugement porté à ces prétendus vallons qu’elle eût plus volontiers nommé montagnes. Néanmoins, la force de ses vingt-cinq ans associée à une volonté de fer la propulsait petit à petit vers le sommet.

     L’averse, tombée la veille, faisait remonter des senteurs fortes et inconnues à son nez de Parisienne. Toutes sortes d’oiseaux se poursuivaient en s’appelant dans les arbres. Elle avançait, certes fatiguée, mais radieuse de communiquer avec une nature aussi généreuse dans sa beauté sauvage. De temps à autre, une trouée dans les arbres lui laissait apercevoir les sommets d’autres vallons ou bien des vallées, parfois luxuriantes, parfois caillouteuses où paissaient tranquillement vaches et moutons.

Le site semblait vraiment protégé dans son intimité car, durant toute son ascension, Estelle ne fit qu’une seule rencontre. Elle dut s’écarter de la petite route pour laisser passer un tracteur freinant deux énormes remorques de paille. Le conducteur la regarda d’un air bizarre, sans doute un peu ébloui par cette apparition de frêle et jolie jeune fille en short et tee-shirt, portant un sac plus gros qu’elle et la queue-de-cheval couleur de blés mûrs s’agitant derrière une casquette de base-ball. Estelle nota le regard de l’homme, puis elle reprit sa route en se disant que les gens d’ici paraissaient aussi sauvages que la nature environnante. À moins encore qu’elle finisse, au fil du temps, par leur coller à la peau...

     Après plus d’une heure d’efforts soutenus, la montée devint moins pénible. Bientôt, Estelle déboucha sur un petit plateau. Le chemin y serpentait beaucoup moins et la lumière s’y faisait plus vive. La forêt se réduisant désormais à des bosquets épars. Un hameau se dessinait, à cinq cents mètres environ. En bordure de la route, une borne touristique indiquait la proximité du sommet : deux kilomètres.

     Estelle posa son sac et grimaça quand les bretelles glissèrent sur ses épaules meurtries. Elle s’assit sur la borne pour s’y reposer, éreintée mais satisfaite d’avoir « vaincu la montagne ». L’exagération de sa pensée la faisait sourire quand une voix de femme la fit sursauter :

     « Eh bien, voilà une demoiselle bien courageuse ! »

    Surprise par cette présence qu’elle n’avait pas remarquée, Estelle se retourna et vit alors une vieille dame tout habillée de noir, assise près d’une fontaine d’où coulait, silencieusement, une eau limpide et fraîche.

     Elle répondit poliment :

     « Bonjour Madame. Oh ! J’aime bien marcher, vous savez. Alors...

    — Vous devez tout de même avoir bien chaud par une telle canicule ? Venez donc plus près ; vous pourrez goûter la fraîcheur de cet endroit et vous y reposer quelques instants… Et puis, nous pourrons bavarder un peu ? On voit si peu de monde ici, désormais... »

    Estelle était un peu déconcertée. En l’apercevant, elle avait d’abord pensé qu’elle était une de ces vieilles Morvandelles décrites par son cousin et ses documentations, à la tête aussi dure que le granite de son sol. Peut-être même pouvait-elle être la mère du paysan à l’aspect bourru croisé dans la côte ? Mais le langage et le ton employé par cette femme lui donnaient une distinction ne correspondant pas du tout à la première analyse. La robe, un peu fanée, prouvait seulement la relative pauvreté des gens du cru.

     Estelle se releva pour aller s’asseoir au bord de la fontaine, près de la vieille dame dont le visage exprimait un subtil mélange de bonté et de grande tristesse. Dans le murmure de l’eau, elle observait fixement la jeune fille avec une grande attention.

     Un peu gênée par ce regard qui semblait la fouiller, Estelle demanda :

     « Vous êtes de cette région, Madame ? »

     Comme sortant de sa rêverie, elle répondit :

     « On peut le dire, en effet. J’habite ici depuis bientôt cent ans, ma jolie demoiselle ! »

     Estelle était subjuguée. Elle aurait juré que la vieille dame n’en avait pas plus de soixante-quinze ou quatre-vingts ! Peut-être que la vie calme et l’air pur de la région pouvaient expliquer cette remarquable conservation ? À son tour, elle fut interrompue dans ses réflexions.

     « Oh ! Suis-je donc impolie, j’ai oublié de me présenter ! Je me prénomme Jeanne. Et vous ?

     — Estelle, Madame... »

    Elle était littéralement hypnotisée par ses yeux si clairs qui semblaient la traverser et tenter de lire ses pensées. Le sourire triste éclairait toujours le visage de la dame en noir quand elle demanda :

     « Et d’où venez-vous, Estelle ? Qu’est- ce qui vous amène en un lieu si désert ?

     — J’habite Paris et je suis libre pendant quelques jours. Un cousin m’avait parlé de ce site qui l’avait beaucoup marqué par sa beauté, et j’ai voulu m’en rendre compte par moi-même. »

     Jeanne devint plus radieuse.

     « Et alors, vous a-t-il menti ?

   — Non. La région est vraiment superbe, mais plus sauvage qu’il me l’avait décrite. Il m’a également parlé d’une petite chapelle, tout au sommet, près de laquelle je voudrais camper. Vous la connaissez ? »

     Jeanne s’illumina.

     « Depuis le temps, si je la connais ? C’est presque devenu une maison pour moi ! »

    Cette réponse rappela à Estelle les propos de son père assurant que les vieilles dames des pays aux climats rudes étaient souvent dévotes au point de confondre l’église avec leur logement.

     Jeanne continua :

    « Je devinais que vous veniez pour elle… Vous verrez, elle est superbe. Et dès qu’on y pénètre, on s’y sent tellement bien !... Dommage qu’elle soit si peu visitée. Vous savez, même des non-croyants, peut-être comme vous, l’apprécient !... De plus, une dame du hameau voisin vient l’embellir avec des fleurs des prés durant tout l’été. C’est bien normal que j’aime souvent m’y retrouver ! »

    Jeanne pouvait-elle lire les pensées d’Estelle à mesure qu’elle les formulait ? Un esprit fragile aurait pu le croire. Mais le cerveau cartésien d’Estelle Bordat, ingénieur en physique appliquée, lui dictait que c’était tout à fait impossible. Elle accepta seulement l’idée que cette « Jeanne tombée du ciel » était sûrement très psychologue.

     L’esprit étonnamment vif, la vieille dame enchaîna :

     « Parlez-moi de ce cousin. Quand donc est-il venu par chez nous ?

     — Il y a trois ans, je crois. Au mois de juillet. Il se prénomme Vincent.

     — Je me souviens d’un jeune homme qui s’appelait Vincent... N’est-il pas brun, très grand et maigre comme un coucou ? »

     Estelle n’en croyait pas ses oreilles. Jeanne venait, en quelques mots, de décrire son cousin.

     « Si !... ça alors, vous l’avez rencontré ?

   — Oh non !... Il ne m’a pas attiré comme vous qui semblez si douce et gentille. Certes, je l’ai vu, mais je ne me suis pas montrée !... Je suis un peu sauvage, vous savez... »

     Elle riait franchement tandis qu’Estelle la regardait, perplexe.

     Soudain, un éclair lui traversa l’esprit :

     « Excusez-moi, mais comment savez-vous son prénom si vous ne lui avez pas parlé ? »

     Sans hésiter, elle répondit :

     « Il a laissé un petit mot sur le livre d’or de la chapelle ! Et il l’a signé par son prénom… »

    Avec difficulté, Estelle tentait d’imaginer cette centenaire qui ne le paraissait pas, épiant son cousin telle une gamine, puis allant consulter sa prose dès qu’il avait eu le dos tourné… Néanmoins, il émanait de la vieille dame une sérénité, une douceur et une gentillesse qui lui faisaient tout accepter. Elle lui parla du vieux monument pendant des heures, avec une passion communicative tout en racontant des légendes anciennes, toutes plus merveilleuses les unes que les autres.

   Consultant discrètement sa montre, Estelle s’aperçut brusquement qu’il était déjà dix-huit heures. Elle était encore à plusieurs kilomètres du but et désirait pouvoir installer tranquillement son campement.

     Sans savoir si Jeanne avait aperçu son regard furtif ou s’il fallait encore croire à une transmission de pensée, elle l’entendit lui dire :

     « Je suis là à vous raconter mes histoires de vieille radoteuse et je vous retarde... »

     Par politesse, Estelle voulut la persuader du contraire, mais Jeanne renchérit :

    « Si, si ! Continuez votre chemin. Si je suis courageuse, je passerai vous rendre visite. Pour arriver au sommet, continuez la route et tournez à droite juste avant le hameau. Le petit chemin que vous suivrez sera bien plus agréable que la voie goudronnée. Quand vous rencontrerez ensuite des bifurcations, prenez toujours à gauche. »

     Estelle prit congé de la vieille dame après avoir rempli une bouteille d’eau fraîche à la fontaine. Elle réinstalla son sac à dos sur ses épaules fatiguées et reprit sa route. Cinq cents mètres plus loin, le petit chemin était bien au rendez-vous.

     La jeune fille avait retrouvé sa joie de marcher sur l’herbe rase et grillée, parfois envahie de chardons en fleurs, au milieu du chant des grillons et des vols de sauterelles qu’elle dérangeait en passant. Les buissons débordaient de mûres énormes gorgées de sucre et de soleil auxquelles elle ne put résister. Elle en avala une quantité énorme, désolée de sentir son estomac crier grâce et de devoir négliger ce cadeau que la nature savait offrir sans compter.

     Après une demi-heure de marche, déçue de n’avoir vu apparaître aucun monument, elle fut bien obligée de s’avouer égarée. Elle était entourée de prés minuscules, bordés de gros buissons d’épines freinant toute envie de couper à travers. Elle pensa, un instant, refaire le chemin en sens inverse pour regagner la route. Mais saurait-elle retrouver le hameau ?

     Enfin, à son grand soulagement, elle finit par découvrir une nouvelle sente très étroite qui montait vers le sommet de la colline. Elle s’engagea en progressant péniblement entre des ronciers qui semblaient chercher à retenir son corps minuscule. Elle avançait parfois de travers et en levant les bras pour se protéger, comme un bandit de grand chemin en train de se rendre au Shérif local, s’interrogeant sur ce qu’on penserait d’elle en la voyant déambuler ainsi. Son imagination parisienne redoutait aussi la rencontre avec quelque sanglier lancé à toute vitesse dans cet étroit passage qu’elle devrait libérer dans les plus brefs délais, quitte à se jeter dans les buissons d’épines…

     Heureusement, la chasse était fermée et tous les « fauves » morvandiaux dormaient tranquillement à l’ombre, n’éprouvant nulle envie de sprinter à travers les ronces par une telle chaleur.

     Après un quart d’heure d’une progression particulièrement pénible, alors qu’elle se demandait s’il ne serait pas plus sage de chercher un autre passage, la flèche de la chapelle apparut enfin au détour d’un bosquet. Elle poussa un gros soupir de soulagement et cette apparition lui donna des ailes pour s’arracher aux vingt derniers mètres de son piège épineux.

    La chapelle occupait le sommet de la colline, entourée d’un large espace dégagé et recouvert d’herbe rase. Le monument était petit, sans style particulier, mais l’ensemble était soigné, bien proportionné et possédait un charme certain. Le soleil, désormais assez bas, l’éclairait par l’arrière et la bâtisse se détachait avec une grande pureté sur un fond de ciel légèrement rosé. Cette vision presque irréelle était tellement superbe qu’Estelle en oublia aussitôt les difficultés rencontrées.

     Posant son sac, elle arrosa cette découverte d’un long trait d’eau fraîche puis entreprit de faire le tour de l’édifice.

   Derrière, à une dizaine de mètres, une petite source sortait de terre. Avant de courir en direction de la vallée, son eau cristalline remplissait un bac de pierre taillée, jonché de pièces de monnaie. Estelle reconnut une de ces nombreuses sources miraculeuses où on vient parfois jeter son obole en formulant un vœu, mais elle était surtout curieuse de découvrir l’intérieur de la chapelle. Elle en termina le tour, gravit les deux marches de granit formant parvis et tenta de pousser la lourde porte de chêne. Hélas, malgré plusieurs essais, elle ne parvint pas à la faire pivoter et ses yeux désolés se portèrent sur l’énorme trou de serrure, désespérément dépourvu de clé. C’est à cet instant qu’une voix familière la fit se retourner.

     « Elle est fermée à cette heure, j’aurais dû penser de vous le dire !... »

     Jeanne se tenait à dix mètres derrière elle, fraîche comme une rose, son éternel petit sourire aux lèvres.

     Estelle était sans voix. Comment cette dame d’âge canonique était-elle arrivée aussi vite au sommet ?

     Elle reçut la réponse sans même poser la question.

    « Eh bien, vous en avez mis du temps pour arriver ! Oh ! Vous avez dû faire un fier détour !… Peu de temps après votre départ, j’ai compris qu’il fallait vraiment que je vous retrouve rapidement. C’est pour ça que je suis montée jusqu’ici en même temps que vous... » 

     Estelle écoutait, incrédule, mais Jeanne continuait, chaleureuse :

     « Que j’aime vos grands yeux étonnés !... Je vous expliquerai plus tard le pourquoi de ma décision. Pour la chapelle, la dame qui la fleurit ferme la porte tous les soirs vers dix-neuf heures. Si vous étiez montée par le chemin, vous l’auriez croisée ou seriez peut-être arrivée à temps ?... Maintenant, il vous faudra attendre qu’elle revienne demain, sur le coup de dix heures. Ça ne vous ennuie pas trop, au moins ? »

    Estelle était trop fatiguée et abasourdie pour être ennuyée par quoi que ce soit. Elle ne savait plus s’il fallait attribuer la présence rapide de Jeanne aux capacités exceptionnelles du Morvan à conserver les vieilles gens, ou bien si elle-même avait tourné en rond en perdant toute notion du temps… Elle finit par répondre négativement et les deux femmes rediscutèrent longuement du site et de la chapelle.

     Puis, soudain grave, la vieille dame invita cérémonieusement Estelle à s’asseoir près d’elle, sur les marches du parvis. Elle sortit de sa poche un pendentif de vieil or, monté sur une fine chaîne du même métal. Le pendentif contenait une photographie qu’Estelle n’arrivait pas à distinguer, tant Jeanne le passait nerveusement d’une main dans l’autre. Puis, elle emprisonna complètement l’objet entre ses doigts noués d’où n’émergeaient plus que quelques centimètres de chaîne. En cessant ses gestes rapides, elle regarda Estelle avec les mêmes yeux pénétrants qu’elle avait déjà montrés, près de la fontaine.

« Voilà. Je vais vous expliquer le terrible malheur qui m’a frappée autrefois. J’avais une fille unique : Catherine, la douceur et la gentillesse personnifiées. C’était toute ma joie de vivre, surtout depuis que son père n’était pas revenu de la guerre, alors qu’elle était encore toute petite. La vie s’écoulait merveilleusement pour nous deux et nous semblions protégées de Dieu. À dix-huit ans, elle a rencontré un garçon très gentil. Ils étaient follement amoureux et, naturellement, ils ont décidé de se marier. J’étais un peu triste à l’idée de la voir partir, mais son bonheur était tellement éclatant qu’il était aussi un peu le mien. Tout se passait pour le mieux et ils revenaient me voir régulièrement. Un beau jour, elle m’a sauté au cou en m’annonçant que je serais bientôt grand-mère. Bien sûr, ce fut une grande joie ! Mais intérieurement, je m’inquiétais un peu car ma petite Catherine était de frêle constitution. Pourtant la grossesse se passa bien jusqu’à son terme. C’est seulement lors de l’accouchement... »

      Jeanne s’était tue mais le changement de sa voix avait trahi l’émotion qui la submergeait.

     Estelle, qui souriait jusqu’alors en regardant le ciel bleu depuis le début du récit, imaginant cette famille dans son bonheur sans faille, se tourna alors vers Jeanne dont les yeux noyés de chagrin laissaient rouler de grosses larmes sur ses joues ridées.

     Très émue de constater le trouble de sa vieille confidente, Estelle redouta le pire pour la suite de l’histoire.

     Lorsque Jeanne reprit son récit, après un gros soupir, ses craintes se confirmèrent.

    « Pardonnez-moi, mais même longtemps après… Donc, le jour de la délivrance, ça s’est très mal passé. Elle est morte avec son enfant... »

     Estelle sentit son cœur se tordre de révolte devant tant de malheur et d’injustice. Elle demanda :

     « Mais elle n’était pas suivie ? On aurait dû lui faire une césarienne !?... »

     Jeanne eut un triste haussement d’épaules.

     « En ce temps-là, vous savez... »

   Estelle ne savait plus comment intervenir pour soulager la peine de la vieille maman. Jeanne la regarda en se forçant à sourire et lança :

    « Allons, c’est terminé. Et il y a bien longtemps ! Je vais en venir à vous bientôt... Voyez-vous, pour finir, j’étais au chevet de ma fille dans ses derniers instants. Elle était bien plus courageuse que moi face à la mort et, devant mon désarroi, c’est elle qui me consolait lorsque la douleur lui donnait quelque répit. Figurez-vous qu’elle m’a même promis de revenir me voir après sa mort ! Et en riant presque !... Ah, ma Catherine, c’était vraiment quelqu’un... Sur le coup, j’y ai à peine fait attention, mais un mois après les obsèques, j’ai repensé à ce qu’elle m’avait dit. Et depuis ce temps-là, je la guette... Voyez-vous à quel point on peut être sotte ? »

     Que répondre pour soulager le désespoir de cette vaine attente ? Le regard que Jeanne adressa à Estelle finit de lui ôter tout besoin de paroles inutiles. Prenant les mains de la jeune fille, elle y logea le pendentif en refermant les siennes par-dessus. Sans les lâcher, en les secouant doucement, elle lui confia :

     « C’est un médaillon avec un portrait de Catherine. Je vous l’offre. Regardez comme elle était jolie... »

   Estelle ne pouvait accepter un tel cadeau. Pourtant, ses yeux qui disaient non se vrillaient dans ceux de Jeanne qui la suppliaient du contraire. Jeanne insista en pressant davantage ses mains :

     « Regardez, je vous en prie !.. »

   Lentement, Estelle écarta ses doigts, consciente de prendre possession d’un joyau porteur d’une charge émotionnelle considérable. Impatiente, Jeanne demanda :

     « Alors ? »

     Si Estelle n’avait pas été assise, elle y serait sûrement tombée. Elle bafouilla :

     « Mais, on jurerait que c’est moi !?... »

    La photo jaunie du médaillon lui renvoyait son portrait de jeune fille au visage mince, avec ses grands yeux rieurs. Seule la chevelure n’apparaissait pas blonde faute de couleurs, mais il ne faisait aucun doute, à sa transparence, que Catherine l’était également.

     Estelle avait levé les yeux sur Jeanne, bouche ouverte devant une telle coïncidence. Jeanne souriait et lui dit :

    « Quelle surprise, n’est-ce pas ? La même que moi, cet après-midi à la fontaine. Vous comprenez maintenant pourquoi je m’intéressais tant à vous ? Lorsque je vous ai appelée, j’avais peur qu’il n’y ait que la ressemblance physique entre vous, mais vous avez aussi les mêmes réactions, les mêmes attitudes, les mêmes... C’est incroyable, je vous assure ! Oh, bien sûr, il ne faudrait pas aller croire à des bêtises. Mais je serais tellement heureuse que vous gardiez ce pendentif en pensant à moi de temps en temps... »

     Submergée par l’émotion, Estelle sentait ses yeux s’embuer et n’eut pas la force de refuser. Elle passa le pendentif autour de son cou, se pencha pour le regarder et leva les yeux sur Jeanne qui l’observait, aussi émue qu’elle. Irrésistiblement attirée, elle la prit dans ses bras et les deux femmes s’étreignirent un moment.

     En se séparant d’Estelle, Jeanne demanda joyeusement :

     « Alors, vous campez donc ici cette nuit ? »

     Soulagée qu’elle ramenât la conversation à un sujet moins éprouvant, Estelle lui répondit sur le même ton :

     « Oui, je pense m’installer sous ce gros chêne, là... »

     Jeanne devint ferme :

    « Non, c’est trop dangereux. La météo a annoncé des risques d’orages pour cette nuit. Vous devriez vous installer de l’autre côté de la chapelle. En plus, vous y serez protégée du vent… »

   Estelle n’était certes pas au courant des dernières prévisions météos. Pour l’instant, il faisait beau. Mais les populations autochtones sont souvent plus à même de juger des évolutions climatiques locales que les touristes… Jeanne insista en s’adoucissant :

    « Je vous assure que vous serez bien mieux à cet endroit. En plus, vous aurez le soleil à votre réveil ! Allons ! Écoutez une dernière fois la vieille dame que je suis... D’ailleurs je vais vous laisser, maintenant. Il commence à se faire tard pour les personnes de mon âge. »

     Elle embrassa Estelle une dernière fois et reprit la direction du hameau.

    Quelques minutes plus tard, alors qu’Estelle se retournait pour la voir s’éloigner, elle avait déjà disparu de sa vue. La jeune fille hésitait maintenant entre son envie première de camper sous l’arbre, et les conseils un peu autoritaires de Jeanne… Finalement, elle décida qu’elle pouvait faire confiance aux prévisions de sa vieille amie.

   Après avoir solidement assemblé son abri de toile, fatiguée par sa journée, Estelle se débarbouilla sommairement à la fontaine. Puis, elle s’assit pour regarder le splendide coucher de soleil qui embrasait complètement le ciel. Elle se contenta de grignoter quelques provisions en se promettant de se rattraper au petit-déjeuner. Dès que le dernier croissant de soleil eut glissé derrière les collines du haut-Morvan, elle se glissa dans son sac de couchage où, assommée de fatigue, elle s’endormit aussitôt profondément.

     Au beau milieu de la nuit, le martèlement d’énormes gouttes de pluie qui s’écrasaient sur la tente la réveilla brusquement. Un vent fort secouait les buissons environnants tandis que des éclairs, passant en force leur puissante lumière à travers les deux couches de tissu, animaient faiblement des ombres chinoises à l’intérieur de la tente. La toile ne subissait pas la violence des rafales, protégée par la chapelle et sa masse de granit. C’est alors qu’un coup de vent plus violent que les autres se fit entendre dans les arbustes, suivi aussitôt d’un énorme craquement.

    Estelle n’était pas rassurée. Mais elle savait que son frêle abri était encore la meilleure des protections, et elle y demeura prudemment. Bientôt, l’orage se transforma en une pluie continue, et la frêle Parisienne replongea lentement dans son sommeil réparateur, bercée par la musique régulière des gouttes tintant sur le tissu.

     Lorsque les rayons du soleil commencèrent à chauffer le minuscule volume de la tente, Estelle se réveilla, d’abord surprise de se trouver là. Rapidement, elle reprit ses esprits et sortit joyeusement, heureuse de découvrir le site sous la lumière matinale. Elle effectuait distraitement « le tour du propriétaire » en bâillant et s’étirant, mais resta pétrifiée en quand elle fut passée de l’autre côté de la chapelle. Le vieux chêne, si majestueux la veille, avait désormais l’allure d’un géant désarticulé. Trop secouée par les bourrasques nocturnes, une de ses énormes branches maîtresses s’était rompue et gisait précisément là où Estelle voulait s’installer la veille. Un long frisson d’épouvante lui parcourut le dos tandis que les conseils de Jeanne lui revenaient en mémoire. En retournant humblement à sa tente, elle se promit de remercier chaleureusement la vieille dame lorsqu’elle la reverrait.

      Puis elle prit son temps pour replier soigneusement son campement, puis installa son petit réchaud à gaz autour duquel elle entreprit de se confectionner un solide petit-déjeuner.

     Enfin repue, elle profita de la matinée encore fraîche pour s’installer face au soleil, dégustant un de ces romans policiers dont elle raffolait durant ses congés. Rapidement, le soleil devint plus chaud et c’est au moment où elle se décidait à gagner l’ombre qu’une silhouette apparut au détour du chemin accédant à la clairière.

     Plus ou moins consciemment, Estelle attendait Jeanne et fut déçue d’apercevoir une inconnue portant un panier d’osier rempli de fleurs. Elle comprit qu’elle allait faire connaissance avec la « fleuriste ».

     Estelle se leva et accueillit poliment sa visiteuse. Elle lui expliqua qu’elle avait campé cette nuit et lui fit part de son intérêt pour la chapelle qu’elle pourrait enfin visiter. La femme l’écoutait, l’air incrédule.

      « Comment ? Vous avez dormi ici ? Près de la chapelle ? Toute seule ?!... »

      Estelle s’amusait de cette attitude où transpiraient toutes les craintes qu’aurait aussi exprimé sa mère.

     « Oui ! Et j’ai très bien dormi, vous savez. Sauf que, sans les conseils d’une vieille dame, j’aurais bien pu ne pas me réveiller. Je voulais camper sous le vieux chêne, là... »

     La femme regarda l’arbre brisé et sembla perplexe.

     « Une vieille dame, dites-vous ? Comment s’appelle-t-elle ? »

     Estelle l’ignorait.

     « Je ne connais que son prénom : Jeanne. »

     Son interlocutrice haussa les épaules.

   « Je ne vois vraiment pas de qui vous voulez parler. La seule Jeanne que je connaisse habite un hameau éloigné et ne se déplace plus. Elle est presque centenaire, mais n’en profite guère car cela fait plus de cinq ans qu’elle n’a pas quitté son lit, étant paralysée. »

     Estelle était complètement décontenancée. Jeanne pouvait-elle être une simulatrice ?

     Quant à l’arrivante, elle se demandait si elle n’était pas en train de discuter avec une mythomane. Elle choisit de changer de conversation pour l’orienter sur le monument.

     « Vous disiez que vous vouliez visiter la chapelle ? Pourquoi vous intéresse-t-elle tant ? »

    Estelle fu tentée de reparler de la vieille dame et de ses histoires merveilleuses, mais se ravisa. Visiblement, la Morvandelle semblait douter de sa santé mentale, et elle préféra se limiter à parler de l’enthousiasme communicatif de son cousin.

    « Vraiment ? Vous la trouvez si belle que ça ? Elle est pourtant assez quelconque. Mais j’aime la fleurir parce que j’habite à proximité et qu’elle représente la présence de Dieu sur cette colline. »

   En regardant la grosse clé qui claquait dans la serrure de la lourde porte, Estelle revivait son enfance de petite fille, impatiente de découvrir les cadeaux amassés au pied du sapin de Noël. Cependant, elle pénétra religieusement derrière « l’ouvreuse », pleine de respect pour ce lieu si cher à son amie Jeanne.

     Le livre d’or reposait à l’entrée, sur un petit meuble de bois. Elle résista à l’envie immédiate d’y chercher les traces de son cousin, par crainte de paraître bizarre une fois de plus. Elle faisait lentement le tour du monument, se sentant lentement envahie par la sérénité décrite par Jeanne et son cousin. Alors que la femme vidait les vases de fleurs fanées pour en installer des fraîches, elle fut soudain tirée de ses rêves.

     « Vous connaissez l’origine de cette chapelle ? »

     Sans attendre la réponse, jugeant d’avance que ce serait « non », la femme enchaîna :

     « Elle a cent vingt ans. C’est Madame de Clesnes, une châtelaine, qui l’a fait construire à la mémoire de sa fille. »

     Continuant sur sa lancée, elle ajouta :

    « Dès que les nobles portaient un deuil particulièrement éprouvant, ils faisaient construire une chapelle. C’était un peu la mode à cette époque… Comme si ça pouvait arranger les choses !... »

     Estelle intervint :

     « Qu’est-il arrivé à sa fille ?

    — Je crois qu'elle est morte malade... Non, en couches !... Oui, c’est cela, en faisant son enfant... Et d’après ce que ma grand-mère me racontait, le petit n’aurait pas survécu non plus... Je crois même que le mari s’en est tué d’un coup de fusil... Que voulez-vous, il ne pouvait plus supporter tout cela ! »

   Le cœur d’Estelle accéléra son rythme. Comme paralysée, elle sentait venir, au plus profond d’elle, une révélation extraordinaire. La femme la regardait.

     « Vraiment ? Ça vous passionne tant que ça ?... Malheureusement, je vous ai déjà dit à peu près tout ce que je sais sur cette chapelle... Ah si ! Un détail important tout de même : Madame de Clesnes a voulu être enterrée dans sa chapelle, juste là-dessous. »

     Elle indiquait, du menton, une dalle de granit usée par les nombreux passages. Estelle s’approcha et s’agenouilla. En lisant l’épitaphe, son cœur battit la chamade :

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Ci-gît Jeanne de Clesnes

1835 - 1920

Fondatrice de cette Chapelle

à la mémoire de sa fille.

  

      Estelle n’écoutait plus la femme dénonçant ceux qui avaient eu les moyens de construire de pareils monuments pendant que le pauvre monde travaillait dur pour avoir à peine de quoi subsister.

     Son regard était attiré un peu plus haut que l’inscription mortuaire où un portrait sous verre, enchâssé dans le marbre, était partiellement caché par les fleurs de deux énormes vases posés à même le sol.

      Estelle se pencha davantage sur le verre rayé et se sentit défaillir.

     Sur la photographie jaunie, vêtue de sa vieille robe noire du temps jadis, Jeanne lui souriait doucement, avec ses grands yeux tristes.

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Explications sur l’écriture de cette nouvelle

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Cette chapelle, ou du moins celle qui m'a inspiré, existe réellement (46°50'59.93"N et 4°16'43.41"E pour les puristes). On l'appelle  « chapelle de la Certenue » ou « Notre Dame des Neiges » et elle est située à 643 m d'altitude, sur une colline proche d’un village où j’ai longtemps habité.

Elle possède aussi sa source « miraculeuse ». Il existe de nombreuses légendes sur cette colline, tout comme la région regorge de « Dame Blanche » et autres fantômes. Ma « dame blanche » s’est appelée Jeanne, même si mon histoire ne se réfère à aucune légende.

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Dans cette nouvelle, j’ai surtout venu montrer l’attachement viscéral qui peut exister entre une mère et sa fille, même peut-être au-delà de la mort.


(Une autre légende locale voulait qu'une femme, en manque de prétendant et souhaitant se marier dans l'année, fasse toute l'ascension de la colline à reculons, en partant de la vallée. Déjà dans "le bons sens", la montée prend du temps et des forces. On imagine donc le calvaire de la pauvre fille !)

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Beaucoup de femmes m'ont dit que cette nouvelle était leur préférée parmi toutes celles du recueil, grâce à la douceur qui en émane.

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Cette nouvelle a également pris la forme d'un film, visible gratuitement :

 

https://www.youtube.com/watch?v=vM5C65dbXZU (débit internet moyen)

http://www.lamarotte71.fr/chapelle.html (bon débit internet)

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